Quel futur pour le cinéma d'animation ? 


Au gré de son acclamation fervente au Festival international du film d’animation d’Annecy, le réalisateur Guillermo del Toro déclare à propos du film Flow (2024) que « Si je pouvais émettre un souhait pour le futur de l’animation, ces images en seraient le début magnifique, époustouflant. »[1]. Suivant l’épopée sans dialogue d’un chat dans un environnement aux graphismes resplendissants, ce film letto-franco-belge de Gints Zilbalodis marque par son appel à une délicate contemplation. Déjà le cinéaste à l’origine de Pinocchio (2022) s’était-il démarqué à la 95e édition de la cérémonie des Oscars, en faisant transparaître son espoir d’une légitimation plus marquée du cinéma d’animation : « L'animation est du cinéma, l'animation n'est pas un genre et l'animation est prête à passer à l'étape suivante. Nous sommes tous prêts pour cela. S'il vous plaît, aidez-nous à garder l'animation dans la conversation. »[2].

Par Delphine DUONG,

Étudiante en Master I de Droit des Affaires 

En s’en tenant à l’affirmation de del Toro, de quoi l’avenir du cinéma d’animation pourrait-il être constitué ? Bien qu’une tentation prospective serait vouée à l’incertitude, force est de constater que le succès critique des films d’animation les plus récents – Le Robot Sauvage (2024), Flow (2024), Sauvages (2024) entretient la flamme vive d’un rayonnement persistant. Il suffirait alors de se fonder sur l’existant pour espérer avoir un aperçu de ce qui serait à venir, en comptant sur une vision évolutive consistante du médium. Premier pilier remarquable, la diversification stylistique de l’animation 2D tant que 3D qui se développe depuis les Pantomimes lumineuses (1892) d’Emile Reynaud, fonde une multiplication d’opportunités narratives, s’affirmant donc résolument comme un outil de communication foisonnant aux côtés de la prise de vues réelles. Il faut dire que le rôle du cinéma français est indéniable en tant que pionnier de longue date et quatrième producteur mondial de films d’animation, dont la singularité esthétique longtemps cantonnée aux spécialistes a su se répandre dans des œuvres grand public. En effet, l’écosystème français grandement encouragé par le plan « Culture » de Jack Lang en 1983 a entretenu la promotion d’une « french touch »[3] encore attachée à un académisme historique et des techniques traditionnelles héritées de la bande dessinée franco-belge. 

Le réseau fertile d’écoles d’animation – dont l’internationalement réputée école des Gobelins –, le festival d’Annecy, les viviers de studios d’animation comme Angoulême, ou les financements publics importants, contribuent à la liberté dont bénéficient les créatifs sur le territoire national. Mais d’un autre côté, un regard vers l’horizon se couple nécessairement avec la progression irrésistible des nouvelles technologies, dont la plus médiatisée est aujourd’hui l’intelligence artificielle (IA), destinée à s’étendre à toutes les étapes de production. Leur développement naissant ne manquera pas d’influencer les procédés d’une majorité de studios d’animation, qui devra tant faire face aux fragilités de l’IA qu’à ses limites éthiques encore particulièrement décriées.

Vers une poursuite de la diversification graphique du cinéma d’animation

En 2019 sortait en salles Spiderman : Into the Spider-Verse (2018), qui a su conquérir un public plus ou moins habitué aux films de super-héros par un style visuel distinct, mêlant la fluidité de la 3D au dynamisme éclectique des bandes dessinées des années 60. La quête d’une imperfection graphique sous l’impulsion des producteurs Chris Miller et Phil Lord, est alors à contre-courant d’un photoréalisme encore prégnant adopté par les productions hollywoodiennes. Si l’éloignement par rapport au photoréalisme n’est pas nouveau, l’altération innovante des standards cinématographiques existants – par une absence de flou de mouvement, un rythme télescopé ou des variations d’aberration chromatique – et surtout, la confusion des techniques d’animation 2D et 3D ont tracé le chemin d’une ascension fulgurante de l’animation dite « hybride » à travers des films comme The Mitchells v. The Machines (2021), Ninja Turtles : Teenage Years (2023), ou Le Chat Potté 2 : La Dernière Quête (2022). Ce mélange qui contribue au dynamisme non négligeable des scènes d’action les plus marquantes, s’inscrit dans une direction artistique d’ensemble appropriée.

Ainsi, l'héroïne de The Michells v. The Machines (2021), Katie, est une passionnée de cinéma à l’imagination foisonnante qui agrémente ses courts métrages de dessins réalisés à la main. L’impression crayonnée et les effets visuels, évocations de l’animation traditionnelle, sont destinés à renforcer l’aspect comique du film, tout en projetant un fac-similé de l’esprit de la jeune artiste. Le style adopté par Ninja Turtles renvoie directement aux racines traditionnelles de la série, tandis que la picturalité des éléments du Chat Potté 2 trace le récit initiatique du protagoniste pareillement à un conte onirique. La recherche d’une direction visuelle affirmée au service d’une narration qui prend parfois les atours d’une subtilité risquée, constitue une étape supplémentaire dans la prise en main de l’outil 3D. Désormais non uniquement caractérisé par une impressionnabilité technique comme cela pouvait être le cas trente ans plus tôt, il se range aux côtés de l’animation 2D comme un outil comme un autre, que les studios peuvent utiliser selon leurs besoins. Ainsi, la prise en compte du potentiel stylistique de l’animation 3D est appréciable, en ce qu’elle contribue à la démarquer par rapport à la prise de vues réelle ; cette perspective est au demeurant particulièrement mise en lumière par le co-créateur de Fortiche Studio à l’origine de la série d’animation hybride Arcane « On regarde les artbooks et à chaque fois on se dit : qu’est-ce que c’est beau ces images préliminaires ! Et c’est ça qu’on veut voir à l’image, parce que c’est ce que nous on trouve le plus beau. Donc, que l’art soit au centre du film, c’est très important pour nous. »[4]

L’ampleur de l’animation 3D n’a néanmoins pas grossi au détriment de l’animation 2D, voire l’animation traditionnelle qui a encore de beaux jours devant elle ; en témoigne le résultat réussi du Garçon et le Héron (2023) de Hayao Miyazaki, récemment oscarisé. De même, le réalisateur Michel Hazanavicius, habitué aux films en prises de vues réelles (OSS 117 : Le Caire, nid d’espions (2006), The Artist (2011)), s’est essayé à ce médium pour la production de La Plus Précieuse des Marchandises (2024). Envisagé comme un moyen de perpétuer le devoir de mémoire des victimes de la Shoah, il déclare à propos du film : « Une voix de la vérité me semblait se situer dans l'animation - qui n'est pas soumise aux lois du réalisme. Avec son imaginaire, son éducation et sa morale, et à la hauteur de ce qu'il peut supporter, le spectateur perçoit et complète ce que le dessin suggère. »[5]. Par un style aux contours épais inspiré des estampes japonaises et des gravures occidentales des années 30, l’évocation est le vecteur d’expression d’une douleur ineffable qui se dissimule derrière des illustrations aux allures de conte. L’animation ne constitue pas seulement le voile d’une réalité édulcorée pour une histoire aux allures simplistes, mais aussi la voie de transmission d’émotions que ne pourrait retranscrire un réalisme trop brut. En repoussant les limites de la réalité, elle fait parler le silence dans Flow, met en valeur les élans d’une jeunesse idéaliste dans Persépolis (2007), souligne l’étrange dans La Planète Sauvage (1973). De même, l’utilisation de la technique du stop motion[6] s’inscrit dans ce mouvement, dont l’esthétique artisanale et la rigidité imparfaite peuvent subrepticement côtoyer l’absurde ou l’étrangeté. Malgré leur rareté et la méticulosité de leur processus de création, la production de films en stop motion ne tend pas à s’essouffler et la popularité de films comme Pinocchio, Sauvages, ou l’impact durable de Coraline (2009), demeure encourageante pour les cinéastes qui affectionnent cette technique. L’invention de nouvelles technologies contribue résolument à la faire évoluer, tant est que sa mise en œuvre permet de préserver la créativité des cinéastes.

Vers une prise en compte accrue de l’intelligence artificielle (IA)

Le cofondateur de Dreamworks, Jeffrey Katzenberg, prédit au Bloomberg New Economy Forum du 9 novembre 2023 que l’intelligence artificielle réduira les coûts de production de films d’animation de 90%, emportant implicitement avec eux de nombreux emplois d’animateurs[7]. Popularisée auprès du grand public par des outils de l’entreprise OpenAI tels que ChatGPT ou Midjourney, l’intelligence artificielle est cependant utilisée de longue date par les studios d’animation, mais souvent pour des tâches de rendu comme la réduction de bruit ou l’agrandissement.

L’intelligence artificielle (IA) est un terme générique désignant habituellement la possibilité pour une machine de reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité[8]. Il permet de comprendre le concept de machine learning[9], qui génère des modèles d’apprentissage en identifiant les données pertinentes d’une base de données, et de deep learning[10], une sous-catégorie qui simule des réseaux neuronaux semblables à ceux de l’être humain, capables de faire naître un pouvoir de décision à partir du traitement de données complexes. L’IA générative est un modèle de deep learning qui génère du contenu (texte, vidéo, photo…) à partir d’une instruction humaine donnée à la machine (prompt). C’est le cas de Midjourney ou Stable Diffusion qui permettent de générer des images, RunwayML pour des vidéos, ou la solution développée par Nvidia pour générer des modèles 3D.

Selon une étude de Polaris Market, le marché de l’intelligence artificielle générative dans l’animation est estimé à environ 1,6 milliard de dollars en 2024 et destiné à bondir à 23,6 milliards de dollars en 2032[11]. De même, environ 70% des entreprises d’audiovisuel à l’international utiliseraient d’ores et déjà cette technique[12]. Mais sa sophistication exponentielle tendrait à entraîner son invasion dans l’ensemble du processus créatif, par exemple en générant des mouvements de personnage ou des environnements plus réalistes. Parmi les avantages invoqués, on peut trouver une accélération du rythme de production et une réduction des coûts – notamment concernant les tâches les plus rébarbatives – une qualité améliorée du rendu, ou bien une stimulation de la créativité par la génération d’idées en amont du processus de production. Ainsi, une étude menée en 2024 par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) montrait que parmi les 22 studios d’animation interrogés qui utilisaient des outils d’IA, 90% l’utilisaient pour automatiser des tâches répétitives[13]. Si la délégation de ces tâches qui nécessitent peu de compétence constitue assurément un avantage en terme d’efficacité, et une allocation de temps à des tâches plus créatives, c’est nécessairement au prix du recrutement et de la formation des jeunes animateurs les moins expérimentés, à qui elles sont d’ordinaire réservées, et qui constituent une première étape de leur intégration.

C’est sans compter les autres limites de l’IA, souvent opposées dans le domaine artistique dans son ensemble : son utilisation pose un problème éthique en vidant potentiellement l’œuvre audiovisuelle de sa substance, un problème juridique en puisant des œuvres protégées par le droit d’auteur dans sa base de données, ou en donnant des résultats de qualité encore insuffisante. Les acteurs du secteur opposent de ce fait une résistance à cet outil dont l’appréhension demeure imparfaite ; pourtant, force est de constater que sa prise en compte croissante dans de plus en plus de secteurs obligera les studios d’animation à s’adapter. En ce sens, Adobe a annoncé expérimenter des outils d’intelligence artificielle dans ses logiciels tels que Photoshop (pour la retouche d’image) ou Premiere Pro (pour le montage vidéo). De même, Netflix a collaboré avec un studio d’animation japonais pour créer un logiciel permettant la génération automatisée d’arrière-plans dans le but d’accélérer la production des séries animées sur la plateforme[14].

Comment concilier augmentation de l’efficacité économique par l’intelligence artificielle et respect des considérations éthiques ? A l’aune d’un progrès encore difficilement mesurable, l’enjeu est de taille, et les solutions paraissent étroites pour des professionnels sensibilisés à ces enjeux, qui préfèreraient opposer un rejet total. L’une des illustrations de bonne utilisation de l’IA pourrait être celle du studio Laika (Coraline, Les BoxTrolls (2014), Kubo et l’Armure magique (2016), Missing Link (2019)), qui a collaboré avec Intel pour la réalisation d’un outil de machine learning pour les besoins du studio[15]. En effet, ce studio spécialisé dans le stop motion se sert de kits faciaux par impression 3D pour leurs modèles de personnage, cependant séparés par une ligne de démarcage pour les besoins de l’animation. Si jusque-là, cette ligne était effacée en post-production par la rotoscopie[16], l’outil développé qui permettait d’automatiser le processus constitue une économie de temps considérable. L’outil cible ainsi un problème spécifique pour une tâche répétitive qui ne nécessite pas une créativité particulière, en se servant de données fournies par l’artiste lui-même en petite quantité (soit les kits faciaux). Le processus artistique demeure entièrement dirigé par l’artiste, qui le contrôle et le supervise, ce qui évite à la machine d’enlever l’émotion humaine.

Si le développement de l’intelligence artificielle est voué à influencer le secteur de l’animation, la créativité débordante dont font aujourd’hui preuve les professionnels laisse persister l’espoir d’une maîtrise adéquate des outils à venir.

_____________________

[1] Guillermo DEL TORO, tweet du 28/05/2024 [traduit par l’auteur de l’article et consulté en ligne le 25/11/2024]

[2] Mikaëla SAMUEL, « Pinocchio par Guillermo del Toro remporte l’Oscar du meilleur film d’animation », Le Figaro, 13/03/2023 [consulté en ligne le 25/11/2024]

[3] touche française

[4] « Derrière le succès d'"Arcane", la patte du studio d'animation français Fortiche | AFP » AFP, 13/11/2024 [vidéo consultée en ligne le 25/11/2024]

[5] Marilyne LETERTRE, « L’animation française, cartoon mondial », Madame Figaro n°24954, 15/11/2024

[6] animation en volume ou pas à pas

[7] “Jeff Katzenberg: AI Will Cut Cost of Animated Films by 90%”, Bloomberg, 09/11/2024 [consulté en ligne le 25/11/2024]

[8]“Intelligence artificielle : définition et utilisation”, site du Parlement Européen, 07/09/2020 (dernière mise à jour le 20/06/2023) [consulté en ligne le 25/11/2024]

[9] apprentissage automatique

[10] apprentissage en profondeur

[11] “Generative AI in Animation Market Size, Share, Trends, Industry Analysis Report: By Component (Services, Solutions), By Type, By End-Use, and By Region (North America, Europe, Asia-Pacific, Latin America, Middle East & Africa) – Market Forecast, 2024 - 2032”, Polaris Market Research, Août 2024

[12] “FUTURE UNSCRIPTED: The Impact of Generative Artificial Intelligence on Entertainment Industry Jobs”; CVL Economics, Janvier 2024

[13] « Observatoire de l’IA : Baromètre des usages de l’IA dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisiuel », CNC, Juin 2024

[14] “ Streaming. Netflix cherche à accélérer la production d’animation grâce à l’intelligence artificielle”, Courrier International, 17/02/2023 [consulté en ligne le 25/11/2024]

[15] “LAIKA Studios élargit les possibilités dans le domaine du cinéma”, Intel, [consulté en ligne le 25/11/2024]

[16] Rotoscopie : technique cinématographique consistant à dessiner ou repasser image par image sur des prises de vue réelles