« Les limites à la représentation
de la violence dans le cinéma »
Par Josselyn Fleury,
Rédacteur en chef et Secrétaire général du Petit Sorbonnard,
Étudiant en Master I – Droit Public Général
En 2003, Quentin TARANTINO affichait un sourire sardonique face à la sempiternelle question qui s’impose à chaque nouveau film qu’il réalise : pourquoi tant de violences dans vos films ? Et c’est dans le cadre de la promotion du premier volet de Kill Bill que TARANTINO rétorqua, non sans une pointe éclatante d’ironie à son interlocutrice, « because it is so much fun, Jan ! » (« parce que c’est si amusant, Jan !). Cette désinvolture habituelle n’est en réalité qu’une énième provocation du réalisateur américain.
De cette provocation, nous nous aventurerons à quelques réflexions sur la violence, et surtout sa représentation, au cinéma. Deux passions obligeant notre analyse, c’est l’analyse juridique d’un cinéphile qui en proposera quelques pistes. Du contrôle juridique sur la délivrance des visas d’exploitation cinématographique aux considérations sur le parti pris artistique des réalisateurs, la représentation au cinéma est soumise, et selon nous, doit être, soumise à certaines limites.
La violence au cinéma et son contrôle juridique
En France, deux voies juridiques sont possibles pour contrôler la diffusion des films. Tout d’abord le cinéma est soumis à un régime de police administrative spéciale. C’est la délivrance des visas d’exploitation par le ministère de la Culture soumise à l’article L. 211-1 du Code du cinéma et de l’image animée (CCIA). La deuxième voie est la police administrative générale du maire qui, sur le fondement de la moralité publique notamment et en présence de circonstances locales particulières, peut durcir une mesure de police prise à l’échelle nationale[1]. Mais cette police municipale est tombée en désuétude et est plongée dans le coma du droit administratif. Il semble être heureux qu’une telle police administrative ne soit plus usée en pratique, compte-tenu de la difficile malléabilité des concepts moraux en droit.
Malgré tout, la police du cinéma est aujourd’hui la seule qui admet encore un système de visa d’exploitation avant la diffusion d’une œuvre de l’esprit, c’est-à-dire un régime d’autorisation préalable. Cette police administrative spéciale que l’on peut faire remonter à une ordonnance du 03 mars 1945, puis qui a pris figure au sein du Code de l’Industrie et du cinéma en 1956, est désormais contenue au sein du Code du cinéma et de l’image animée depuis 2009, qui a le mérite d’admettre une police moins discrétionnaire sur les motifs autour de la délivrance des visas par rapport à son prédécesseur.
Le visa est ainsi délivré après avis de la Commission de classification des œuvres cinématographiques, ou après un rapport visé par le Président de ladite commission. Le visa peut ensuite être refusé (ce qui en pratique est rare, voire n’arrive jamais), ou il peut surtout être subordonné à des conditions pour des motifs tirés de « la protection de l’enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine » (art. L. 211-1 al. 2 du CCIA). Le contentieux se focalise donc sur ces mesures de classification qui ont un impact sur la diffusion d’un film, et donc des conséquences économiques importantes pour la production d’une œuvre cinématographique. Un film peut ainsi être classé tous publics, ou se voir appliquer une interdiction pour les mineurs de moins de 12 ans, de moins de 16 ans, et enfin de moins de 18 ans. Cette dernière classification est particulière puisqu’elle fait peser notamment une interdiction d’attribuer des aides publiques à ces films d’après l’article L. 311-2 du CCIA. À la suite de la délivrance du visa, deux types de recours sont possibles. D’une part et de manière classique, un recours pour excès de pouvoir est ouvert. Mais il est également possible de passer par un référé-suspension conformément à l’art. L. 521 du Code de justice administrative.
Dans le cadre du contentieux, les juges se livrent à un contrôle de la qualification juridique des faits très poussé comme on peut le voir dans le cadre du contentieux autour du film Sausage Party (CE, 04 mars 2019, n° 417346). Au-delà des éléments matériels pour ce contrôle, les juges tiennent compte de l’intention artistique et l’appréciation prend en considération l’ensemble du film[2] d’après la jurisprudence administrative. Pour ce faire, les juges se font d’ailleurs projeter les films litigieux. C’est donc un juge cinéphile, du moins un « juge critique de cinéma » qui rend sa décision.
Le maintien de la police administrative spéciale du visa est régulièrement remis en question par de nombreux auteurs[3] qui en réclament l’abrogation. En effet, le cinéma est le dernier art soumis à un régime d’autorisation préalable et son maintien semble irréconciliable avec la protection des droits et libertés fondamentaux. Malgré tout, la jurisprudence du Conseil d’Etat très libérale s’agissant de la délivrance des visas ne semble pas aller dans le sens d’un régime liberticide. Par ailleurs, une autre partie de la doctrine, bien moins bruyante, défend la pertinence de ce régime. Une analyse particulièrement convaincante de Mme Mathilde GRANDJEAN[4] laisse entendre que la suppression d’un tel régime d’autorisation préalable risque de faire glisser le contentieux vers de la répression. Or, dans une optique de protection de la jeunesse notamment, cela signifie que l’on sanctionnerait une fois que les dégâts auraient déjà été causés. Derrière se cache évidemment la question de la faute lucrative. Dans un contexte où des entreprises concentrent de plus en plus de studios de production et de réalisation (on pense naturellement à Disney par exemple), il peut être lucratif de commettre un délit, quitte à payer une amende ensuite, si la rétribution de la faute excède le montant de la sanction. Pour Mme GRANDJEAN, le débat est le suivant : « est-il préférable de laisser s’exercer la liberté en sanctionnant, au besoin, a posteriori, ou bien faut-il interdire préventivement la diffusion d’une œuvre quelconque, en invoquant des troubles à l’ordre public potentiels ? ». Enfin, et cet argument semble être le plus convaincant, il y a un risque de regain de la police administrative générale du maire s’agissant de la moralité publique, que l’on croyait pourtant enterrée. En effet, le temps que des sanctions pénales soient prises, un maire retrouvera sa police administrative générale sur ce terrain de manière opportune.
L’appréciation des juges dans le contentieux de la délivrance des visas cinématographiques est un contrôle singulier et poussé. Esquissons quelques réflexions sur l’intention artistique autour de la représentation de la violence au cinéma.
La violence au cinéma et l’intention artistique
Aristote expliquait dans sa Poétique que les passions traversant les protagonistes des tragédies grecques et se traduisant en effusion de violence, de morts, mais aussi d’amour, avaient une vertu cathartique. Les spectateurs, en l’occurrence les citoyens athéniens, purgeaient leurs passions par cette catharsis. On pourrait avoir une vision psychanalytique en y voyant un catalyseur des passions refoulées, mais c’est surtout l’éducation politique retirée de cette facette de la Paideia[5] grecque qui nous intéresse ici. Nous ne souscrivons pas à une analyse dans la filiation de la critique de la société du spectacle[6], au contraire. Et peut-être nous risquerons nous à essayer d’esquisser le besoin d’avoir une croyance, un objet difficile à manier mais qu’Hermann HESSE[7] affectionnait particulièrement. Ces dantesques manifestations des passions qui traversent l’humanité en constituent également sa particularité. Les humains ne sont que des dieux grecs, imparfaits, ce sont des dieux imparfaits.
Une intention artistique qui justifie la représentation de la violence sur le grand écran peut consister en la volonté de montrer ces passions qui défigurent nos idoles. L’histoire du Western en est une excellente illustration. Les productions américaines dominaient complètement ce sous-genre iconique qu’est le Western pour des raisons évidentes. Il s’agissait de mythifier un peu plus les Etats-Unis d’Amérique dans les années 1950, en pleine Guerre froide. En témoignent les nombreux westerns de l’époque littéralement personnifiés par le charisme de John WAYNE[8], qui en faisaient oublier les réserves parquant les amérindiens et l’acculturation imposée au nom du sourire éclatant de blancheur américain. Cependant, la déferlante italienne avec comme figures de proue les FELLINI et LEONE supplantent le Western américain. C’est une nouvelle ère du Western, surnommée Western spaghetti avec amertume par Hollywood. Le Western Spaghetti est beaucoup plus sombre que son homologue d’outre-Atlantique, il est plus violent par ailleurs. Cette violence sert le récit avec des protagonistes qui sont de véritables antihéros, loin du manichéisme traditionnel. Tel est le cas du chasseur de primes campé par l’étoile montante de l’époque : Clint EASTWOOD. La trilogie du dollar de Sergio LEONE fait alors un carton, et préfigure le succès de sa trilogie suivante, dite trilogie du Temps avec Il Était Une Fois Dans L’Ouest (1968) comme étendard. Les décennies qui suivent voient émerger des longs-métrages qui démythifient les gangsters à l’image du Scarface (1983) de Brian DE PALMA. Cette nouvelle ère qui est le thème principal de Mon nom est personne (1973) de Tonino VALERII, ou encore d’Il était une fois à Hollywood (2019, qui multiplie les références à Mon nom est personne officieusement réalisé par Sergio Leone) de TARANTINO illustre un parti pris des réalisateurs qui souhaitent mettre en scène la violence afin de démythifier les gangsters.
Dans cette même veine, le cinéma de Tarantino rend hommage à cette tradition cinématographique. Pratiquement tous ces films se moquent de ces gangsters romancés, à l’image du Parrain (1972) de COPPOLA. Dès son premier long-métrage Reservoir Dogs (1992), Tarantino conclut son récit en une impasse mexicaine en traitant avec ironie ses gangsters qui torturent en dansant un policier malchanceux. Ses dialogues complètement loufoques visent à présenter ces gangsters comme des « messieurs-tout-le-monde » à l’image du débat de haute importance sur la qualité des burgers d’Amsterdam entre deux tueurs à gage en route pour une prime dans Pulp Fiction (1994). Mais Tarantino pousse l’usage de la violence en rappelant la catharsis. En effet, ce dernier rend justice à l’Histoire en aspergeant d’hémoglobine des nazis scalpés dans Inglorious Bastards (2009), en torturant des esclavagistes dans Django Unchained (2012), ou encore en brûlant les meurtriers de Sharon Tate dans Il était une fois à Hollywood (2019).
La violence est donc notamment un moyen de démystifier et surtout de démythifier des héros, mais aussi de purger les passions, en passant par exemple par une uchronie cathartique. Mais elle peut également être source d’un malaise profond. En effet, elle interpelle le spectateur, attire son attention afin de faire passer un message. Tel est le cas de ce que l’on appelle « body horror », où la violence se traduit dans le corps des protagonistes. On pense à Titane (2021) de Julia DUCOURNAU, ou encore aux excellents films d’horreur toujours teintés de psychanalyse de Ari ASTER. Ce malaise intérieur, est aussi le malaise d’une société entière. Martin SCORSESE parvient à faire basculer un drame en un véritable film d’horreur dans la lignée des slashers dans After Hours (1985), où le héros est subitement confronté à la violence de la foule. Scorsese critique ici la manipulation des masses et le populisme. La violence à l’image se suffit à elle-même pour en tirer cette analyse, et c’est toute la puissance du cinéma : des images.
Mais comme nous l’avons vu dans la précédente partie, ce déchainement de violence peut parfois questionner. Des films comme ceux de la saga Saw semblent déverser des flots de sang sans autre but que de satisfaire un spectacle malsain et pervers. Il s’agit également de questionner notre rapport à la représentation de la violence dans un contexte où tout le monde a désormais accès à du contenu particulièrement brutal, bien loin de la sécurité des plateaux de cinéma. C’est pourquoi il faut également toujours avoir en tête une certaine limite à la représentation de la violence au cinéma. Cette limite n’est pas dans la quantité, dans l’explicité de la violence. Mais plutôt dans le but. Tout ce qui passe à l’écran a un sens, et interroge le spectateur. L’absence de sens peut également interpeller, à dessein, celui qui est bien installé dans son fauteuil. Michael HANEKE réussit ce tour de force dans Funny Games (1997). Ce brillant réalisateur questionne directement son public en brisant le 4e mur. Dans une maison de vacances, une famille est visitée par un étrange duo qui semble avoir tout sous contrôle, jusqu’au script même du film. Les actes de torture et les meurtres commis par ces deux antagonistes, qui se tournent régulièrement vers la caméra comme pour nous prendre à témoin, questionnent notre consommation de la violence dans tous les médias. Cet anti-Tarantino ne passe par le détour de la catharsis, il laisse ces dieux imparfaits que sont les humains face à leurs imperfections, sans pouvoir se soustraire grâce à un défouloir. Et il pose une question qui n’appelle pas vraiment de réponse : se divertir face à la violence, est-ce y participer ?
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[1] Conseil d’Etat, 18 déc. 1959, Les films Lutétia et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, n° 36385.
[2] B. QUIRINY, « La vie d’Adèle au tribunal », D., 2016, p. 2323.
[3] Voir notamment : C. BROYELLE, « L’indéfendable police du cinéma », AJDA, 2017, p. 1488.
[4] M. GRANDJEAN, « Plaidoyer pour une cause perdue. Quelques arguments en faveur du maintien de la police spéciale du cinéma », Légipresse, 2022, p. 413.
[5] W. JAEGER, Paideia, 1934.
[6] G. DEBORD, La société du spectacle, Buchet – Chastel, 1967.
[7] H. HESSE, Lettre à M. B de 1931, in Le Loup des steppes, 1927.
[8] John Wayne a laissé une marque indélébile dans l’histoire du Western, notamment dans les films réalisés par John FORD comme Rio Bravo (1959, réalisé pour sa part par Howard HAWKS) ou encore La Prisonnière du Désert (1956).